Les interventions occidentales au Moyen-Orient

L'ancien ministre des Affaires étrangères Dominique de Villepin critique les actions européennes contre Daesh (voir Les motivations des combattants dits islamistes), mais aussi l'ensemble de la politique occidentale au Moyen-Orient : «Chaque intervention militaire, y compris les nôtres au Sahel, ne font qu'aggraver les choses». Il reproche aussi à l'Europe la pauvreté de sa politique moyenne-orientale ainsi que son suivisme face aux États-Unis, dont il juge l'interventionnisme contre-productif : «Il est essentiel que l'Amérique se retire au maximum de la région» (1). Pour lui, il faut agir «en essayant au maximum de trouver des solutions politiques», ce qui implique que les États de la région dialoguent et s'entendent entre eux.

Cela peut paraître impossible avec Daesh parce qu'on perçoit cette organisation comme un ramassis d'islamistes fanatiques, mais cette vision est très partielle. Les dirigeants de Daesh sont souvent d'anciens membres du régime laïc de Saddam Hussein qui se préoccupent sans doute peu de la doctrine salafiste. Ce qu'ils veulent, c'est restaurer la puissance sunnite face aux chiites — il s'agit de répartition du pouvoir plus que de religion — et prendre leur revanche contre les États-Unis et leurs alliés. Les Américains les ont écrasés dans deux guerres éclairs, ont imposé pendant treize ans des sanctions qui ont fait de l'ordre d'un demi-million de morts (2), ont occupé militairement leur pays et les ont écartés du pouvoir. Cette quintuple humiliation explique certainement l'essentiel de leurs actions. Pour le reste, il y a aussi leur appétit probable pour le pouvoir et l'argent, comme la plupart des autocrates. 

Discuter avec eux ne serait a priori ni plus simple, ni plus compliqué qu'avec tout autre régime autoritaire. 

La situation au Moyen-Orient n'a jamais été aussi grave qu'aujourd'hui. Les délicats mécanismes de contrepoids auxquels la paix régionale était suspendue ont été démolis l'un après l'autre par les guerres américaines. L'occupation militaire mine la Palestine, les tensions entre sunnites et chiites menacent les pays du Golfe, le Liban, la Turquie et l'Iran, et la guerre civile ravage la Libye, le Yemen, la Syrie, l'Irak, l'Afghanistan et le Pakistan. 

On a rendu hommage dans le monde entier aux 130 morts des attentats de Paris du 13 novembre 2015 (3), mais il ne faudrait pas oublier que c'est tous les jours qu'un bilan similaire endeuille le Moyen-Orient. Pourquoi cette avalanche quotidienne de morts suscite-t-elle si peu d'hommages ? Ce n'est sans doute pas une question de distance géographique ou civilisationnelle : à la suite des attentats de Paris, des monuments ont été éclairés en bleu-blanc-rouge jusqu'à Tokyo, Shanghai et Jinan. Il est possible que ce soit pour des raisons de réalisme politique : se solidariser avec la France est plus susceptible de rapporter des dividendes qu'avec l'Irak, la Syrie ou la Palestine. Le racisme ne me paraît pas non plus exclu : un mort occidental est peut-être plus digne d'attention qu'un mort arabe. Et une autre hypothèse possible est donnée par Joseph Staline : «La mort d'un homme, c'est une tragédie ; la mort de millions de gens, c'est une statistique».

De 1990 à aujourd'hui, les bombardements effectués par les États-Unis, le Royaume-Uni, la France et maintenant la Russie n'ont pratiquement jamais cessé à un endroit ou un autre du Moyen-Orient, et à cela s'ajoute l'appui occidental à Israël. Selon Jean-François Bayart, professeur à l'Institut de hautes études internationales et du développement à l'université de Genève: «La démission de l’Europe sur la question palestinienne, dès lors que sa diplomatie commençait là où s’arrêtaient les intérêts israéliens, a installé le sentiment d’un "deux poids deux mesures", propice à l’instrumentalisation et à la radicalisation de la rancœur antioccidentale, voire antichrétienne et antisémite» (4).

Est-ce que les attentats de Paris ont engendré des sentiments pro ou anti-Daesh en France ? Évidemment des sentiments anti-Daesh. Est-ce que les bombes occidentales vont engendrer des sentiments pro ou antioccidentaux en Irak et en Syrie ? Évidemment des sentiments antioccidentaux.

En avril 1974, lors de la révolution des œillets, les Portugais ont su abattre pacifiquement la dictature de Salazar (5). Il me paraît évident que ce chemin est préférable aux bombardements avec ce qu'ils impliquent de morts civils. Quand des civils meurent dans des bombardements, les survivants ne remercient jamais ceux qui ont lancé les bombes, même quand les attaquants affirment être dans leur droit. Les Américains et les Européens ne s'y prendraient pas autrement si leur but était d'augmenter le risque d'attentats terroristes dits islamistes.

(1) «Dominique de Villepin face à Jean-Jacques Bourdin», http://www.bfmtv.com/mediaplayer/video/dominique-de-villepin-face-a-jean-jacques-bourdin-en-direct-580313.html, BFMTV, 7 juillet 2015.
(2) Pierre Jaquet, 
États-Unis: Une politique étrangère criminelle, Alphée, 2010, pp. 268-271.
(3) «Paris attacks: Worldwide homage to the victims of barbaric series of attacks –France 24 English», http://www.bolantimes.com/paris-attacks-worldwide-homage-to-the-victims-of-barbaric-series-of-attacks-france-24-english/, Bolan Times International, 15 novembre 2015.
(4)  Jean-François Bayart, «Le retour du boomerang»,
Libération, 15 novembre 2015
(5) Hugo Gil Ferreira, Michael W. Marshall, Portugal's Revolution: ten years on, Cambridge University Press, Cambridge, 1986. 

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