« Nous » et « eux »

Un prisonnier de guerre britannique nommé Victor Gregg était détenu à Dresde le 13 février 1945 quand la ville a été bombardée par les Alliés. Il a été témoin des faits : « Comme les bombes incendiaires tombaient, le phosphore restait collé au corps des gens et les transformait en torches humaines. Les hurlements de ceux qui brûlaient vifs s'ajoutaient aux pleurs de ceux qui n'avaient pas encore été touchés. Il n'y avait pas besoin de fusées éclairantes pour guider la seconde vague de bombardiers vers leur cible car la ville toute entière était en feu. Pour les pilotes, elle devait être visible à 100 ou 200 kilomètres de distance. Dresde n'avait pas de défenses, pas de canons anti-aériens, pas de projecteurs, rien » (1). Il y a eu environ 20'000 morts (2).

Beaucoup de bombardements alliés visaient intentionnellement des civils (par opposition à des objectifs militaires). Rien qu'au Japon, plus de 60 cités ont été la cible des bombardements américains. Le 10 mars 1945, un raid contre Tokyo est estimé avoir fait environ 100'000 morts (3). C'est sans doute plus que l'explosion nucléaire sur Nagasaki du 9 août 1945.

Or ce type d'action est depuis longtemps jugé inacceptable par la communauté internationale. Dès 1899, le diplomate russe Fyodor Fyodorovich Martens avait obtenu que le préambule de la Convention concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre contienne le principe suivant : «En attendant qu’un code plus complet des lois de la guerre puisse être édicté, les Hautes Parties contractantes jugent opportun de constater que, dans les cas non compris dans les dispositions réglementaires adoptées par Elles, les populations et les belligérants restent sous la sauvegarde et sous l’empire des principes du droit des gens, tels qu’ils résultent des usages établis entre nations civilisées, des lois de l’humanité et des exigences de la conscience publique» (préambule).

Néanmoins, aucun des responsables de ces bombardements n'a fait l'objet d'une enquête pénale après la guerre : ni le président Roosevelt, ni le premier ministre Churchill, ni l'organisateur anglais des bombardements, Sir Arthur Travers Harris,  ni son homologue aux États-Unis, Curtis Emerson Lemay. Au contraire, Harris a reçu plusieurs médailles à la fin de la guerre et Lemay est devenu en 1951 le général américain quatre étoiles le plus jeune depuis Ulysses S. Grant.

dresden

Ce qu'on constate, c'est qu'une même action, selon qu'elle est menée par «nous» ou par «eux» (nos ennemis, quels qu'ils soient), s'appelle une opération militaire ou un crime de guerre (4). 

Cette distinction apparaît clairement dans le conflit israélo-palestinien. Les Israéliens juifs sont en majorité des Européens qui ont émigré en Israël; ils appartiennent donc à «nous», et, quand ils commettent des actes susceptibles d'être des crimes de guerre, les dirigeants occidentaux y répondent par des paroles inopérantes comme d'appeler les belligérants à la retenue. 

Les Palestiniens, eux, sont arabes. Ils appartiennent donc à «eux». Cela signifie en gros qu'ils sont nos ennemis et qu'on peut librement traiter leurs combattants de terroristes islamistes. Aux États-Unis, une certaine droite qualifie d'ailleurs volontiers les habitants de la région de sand niggers (nègres des sables), ce qui veut tout dire.

Deux remarques :

La Clause de Martens est reprise dans le dispositif du Protocole additionnel I aux Conventions de Genève (1977) : «Dans les cas non prévus par le présent Protocole ou par d'autres accords internationaux, les personnes civiles et les combattants restent sous la sauvegarde et sous l'empire des principes du droit des gens, tels qu'ils résultent des usages établis, des principes de l'humanité et des exigences de la conscience publique» (art. 1.2). Cette règle est même passée dans le droit coutumier, ce qui veut dire que tous les États du monde doivent s'y conformer (à moins d'y faire objection, mais ce n'est le cas de personne).

D'autre part, il est intéressant de relever que lRèglement concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre de 1907 proscrit le bombardement des villes : «Il est interdit d'attaquer ou de bombarder, par quelque moyen que ce soit, des villes, villages, habitations ou bâtiments qui ne sont pas défendus» (art. 25). Cette règle est aussi passée dans le droit coutumier. Malheureusement, les mots «pas défendus» ouvrent la porte à toutes les dérives. Somme toute, même un seul et unique canon antiaérien constitue une défense.

(1) Victor Gregg, «I survived the bombing of Dresden and continue to believe it was a war crime», The Guardian, 15/2/2013.
(2) Frederick Taylor, «How Many Died in the Bombing of Dresden?»,
Spiegel Online, 2/10/2008.
(3) Pierre Jaquet, États-Unis : Une politique étrangère criminelle, Alphée, 2010, p. 127.
(4) Cette distinction est de Noam Chomsky. Voir notamment Pirates and Emperors, Old and New, Haymarket Books, 2015 (première édition 1986). Une édition de cet ouvrage a été traduite en français sous le titre Pirates et empereurs: Le terrorisme international dans le monde contemporain, Fayard, 2003.

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