En janvier 2015, le gouvernement de Palestine a déféré la situation en Palestine à la Cour pénale internationale (CPI). Cela a conduit le procureur de la cour, Madame Fatou Bensouda, à effectuer un «examen préliminaire» (Statut de Rome, art. 15), mais elle a décidé de ne pas ouvrir une enquête (1). Pourquoi ? Ce ne sont pourtant pas les rapports accablants qui manquent, notamment ceux d'ONG comme B'Tselem. À mon sens, il y a plusieurs explications qui se renforcent les unes les autres :
- Si la procureure de la CPI entame une enquête sur la Palestine, on peut être certain que cela provoquera une réaction très violente de Washington, au point, peut-être, de mettre en péril l'existence même de la CPI (2). C'est un risque que la procureure connaît forcément.
- Les tribunaux israéliens ont ouvert des enquêtes sur beaucoup de crimes commis par des Israéliens. Ces enquêtes ont donné lieu à des non-lieu, des acquittements et de rares condamnations symboliques, mais, pour la CPI, il est difficile de prouver que ces décisions ont été prises «dans le dessein de soustraire la personne concernée à sa responsabilité pénale» (art. 17.2.a) ou que la procédure n'a pas été menée «de manière indépendante ou impartiale» (art. 17.2.c). Il ne faut pas perdre de vue que le fardeau de la preuve est à la charge de l'accusateur, pas de l'accusé.
- La procureure est inévitablement consciente que l'État israélien mettra des bâtons dans les roues de l'enquête, et qu'il pourrait bien le faire avec une efficacité suffisante pour la faire échouer.
- Toute enquête contre des actes du gouvernement israélien mènera à coup sûr à des accusations d'antisémitisme destinées à décrédibiliser la CPI. Cet argument est aussi démuni de sens que celui qui consisterait à accuser de sentiments antichrétiens les opposants à la politique du gouvernement des États-Unis et il s'agit purement et simplement de malhonnêteté intellectuelle, mais il est propagé par tant de gens qu'il est efficace (le président Macron est un exemple ; voir Pour Macron, antisionisme = antisémitisme).
- Pour les raisons ci-dessus, la procureure de la CPI craint peut-être qu'une enquête fasse plus de mal que de bien. Par exemple, le gouvernement israélien pourrait répliquer à l'ouverture d'une enquête en intensifiant le rythme de construction des colonies israéliennes illégales en Cisjordanie. Il est donc possible que Madame Bensouda ait renoncé à agir au nom des «intérêts des victimes» (art. 53.2.c).
N.B.: non seulement Israël n'est pas partie au Statut de Rome, mais cet État a requis dans une déclaration du 28 août 2002 «que son intention de ne pas devenir partie [...] soit reflétée dans la liste du traité du dépositaire» (3).
Voir également Adhésion de la Palestine à la CPI, La colonisation et la CPI (I) et (II), Obstacles aux mises en accusation devant la CPI, Israël n'est pas membre de la CPI, Le processus d'accession de la Palestine à la CPI, À quand une enquête de la CPI sur la situation en Palestine ?, La CPI suit les événements actuels à Gaza et Gaza : la CPI va-t-elle intervenir ?
(1) State of Palestine, «Referral by the State of Palestine Pursuant to Articles 13(a) and 14 of the Rome Statute», Ref: PAL-180515-Ref, https://www.icc-cpi.int/itemsDocuments/2018-05-22_ref-palestine.pdf, 15/5/2018.
(2) Le gouvernement des États-Unis pourrait par exemple exercer un chantage envers des dizaines de pays: «vous vous retirez de la CPI ou nous mettons fin à notre aide financière en votre faveur». Washington agit fréquemment ainsi. Le dernier exemple concerne l'Ukraine (voir S. Hugues et R. Ballhaus, «Trump, in August Call With GOP Senator, Denied Official's Claim on Ukraine Aid», The Wall Street Journal, 4 octobre 2019).
(3) Voir https://treaties.un.org/pages/ViewDetails.aspx?src=TREATY&mtdsg_no=XVIII-10&chapter=18&lang=fr#6.